
L’Afrique importe chaque année pour des milliards de dollars de denrées alimentaires, alors qu’elle dispose d’un immense potentiel agricole. Face aux crises climatiques, sanitaires et géopolitiques, la souveraineté alimentaire devient une priorité stratégique. Et si la solution venait des exploitations familiales marginalisées mais vitales pour nourrir les populations ? En Afrique, il existe bel et bien des synergies possibles entre agriculture familiale et sécurité alimentaire sur le continent.
Le paradoxe est frappant et saisissant. L’Afrique possède 60 % des terres arables non exploitées dans le monde, une biodiversité remarquable et une population majoritairement rurale. Pourtant, elle dépend fortement de l’extérieur pour nourrir ses habitants. En 2022 notamment, plus de 50 milliards de dollars ont été dépensés pour importer du riz, du blé, du maïs, du lait ou de l’huile. Cette dépense expose le continent aux aléas du commerce mondial, comme l’a montré la guerre en Ukraine, qui a fait grimper les prix de plus de 40 % dans certains pays africains. Elle fragilise également les monnaies locales, creuse les déficits commerciaux et accentue la vulnérabilité alimentaire des populations.
DE LA SÉCURITÉ À LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE EN AFRIQUE
Un changement de paradigme s’impose en Afrique. Il commande un distinguo entre la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire. La sécurité alimentaire vise à garantir à chacun un accès physique et économique à une nourriture suffisante, sûre et nutritive. Quant à elle, la souveraineté alimentaire met l’accent sur le droit des peuples à définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. Elle implique de produire localement, de manière durable, ce qui est consommé localement. Pour l’Afrique, passer de la sécurité alimentaire à la souveraineté alimentaire, c’est reprendre le contrôle sur son alimentation, réduire la dépendance aux importations et valoriser ses savoir-faire agricoles.
L’agriculture familiale apparaît dès lors comme un levier sous-exploité. Aujourd’hui, plus de 80 % des exploitations agricoles sont familiales, cultivant de petites surfaces, souvent inférieures à deux hectares. Ces exploitations fournissent jusqu’à 70 % de l’alimentation consommée localement, selon la FAO. Elles jouent un rôle moteur dans la production vivrière (sorgho, mil, manioc, maïs, haricots, légumes), l’agroforesterie,la préservation des semences locales et l’équilibre des écosystèmes. Elles assurent aussi la transmission intergénérationnelle des savoirs agricoles. Pourtant, elles sont peu soutenues. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à remarquer qu’elles sont faibles en capital, peu mécanisées, marginalisées dans les politiques agricoles, les petites exploitations familiales qui restent le maillon négligé de la chaîne alimentaire.
DES SYNERGIES À RENFORCER
L’agriculture familiale est bien plus qu’un filet de survie : elle peut être la colonne vertébrale d’un système alimentaire souverain. Et pour cause, elle produit une alimentation diversifiée et adaptée aux besoins nutritionnelles locaux. De même, elle est plus résiliente face aux crises grâce à des pratiques agroécologiques et des cycles courts, crée de l’emploi rural, stabilise les territoires et limite l’exode rural. L’agriculture familiale a aussi l’avantage de valoriser les savoirs locaux et elle met souvent les femmes en première ligne de la production vivrière. En soutenant l’agriculture familiale, les États peuvent renforcer leur sécurité alimentaire tout en développant des économies locales dynamiques.
Cependant, pour que ce rêve devienne réalité, il faut impérativement braver nombre d’obstacles au premier rang desquels l’accès à la terre, étant entendu que plusieurs exploitations ne disposent pas de titres sécurisés, ce qui freine l’investissement. Il est aussi nécessaire de résoudre l’équation du manque d’infrastructures rurales avec, en toile de fond, la mauvaise qualité des routes, les marchés inexistants, les stockages et l’irrigation qui font cruellement défaut. Les gouvernants africains gagneraient à faciliter l’accès au crédit aux femmes qui sont la pierre angulaire de l’agriculture familiale. Il faut également noter pour le déplorer la faible valorisation des produits agricoles locaux qui sont non seulement trop peu transformés, mais aussi mal rémunérés. Tant qu’il y aura le déficit de politiques agricoles inclusives, malgré les engagements du Sommet de Maputo en 2023, qui consacrait l’investissement dans l’agriculture de 10 % du budget national, les fruits auront du mal à tenir la promesse des fleurs et l’agriculture familiale sera toujours le parent pauvre de l’économie dans divers pays du continent.
DES RAISONS D’ESPÉRER…
En analysant profondément l’état de santé de l’agriculture en Afrique, la tentation serait grande de céder facilement au pessimisme. En témoignent ces quelques chiffres clés qui pourraient être de nature à accréditer cette vision des choses. En Afrique, l’on doit encore déplorer le fait que 280 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire, selon les chiffres donnés par la FAO en 2023. Sur ce continent, les femmes assurent 70 % de la production vivrière, mais possèdent moins de 15 % des terres. En Afrique de l’Ouest, pour ne citer que ce seul exemple, 80 % des exploitations sont de type familiale. Dans l’ensemble, les États africains consacrent moins de 10% des budgets nationaux à l’agriculture alors que, curieusement, 60 % de la population africaine dépend directement de l’agriculture.
Il y a néanmoins de bonnes raisons d’espérer. Çà et là, quelques initiatives sont prises pour contourner les difficultés qui se posent avec acuité à l’agriculture africaine. Au Sénégal notamment, des marchés locaux sont développés pour favoriser les circuits courts, soutenus par des ONG et des collectivités. Au Bénin, des exploitations agroécologiques intégrées (fermes-écoles) transmettent des savoirs durables aux jeunes agriculteurs. Au Burkina Faso, des coopératives céréalières ont organisé des circuits d’approvisionnement local entre producteurs et cantines scolaires. Pour sa part, le Rwanda a initié une réforme foncière qui a permis aux petits producteurs, principalement les femmes, d’obtenir des titres de propriété.
La souveraineté alimentaire de l’Afrique ne se construit pas par des importations massives, ni par des modèles agricoles importés. Elle se bâtira sur une agriculture enracinée dans des territoires, portée par des producteurs familiaux, souvent pauvres, mais riches d’expérience, de résilience et de savoir-faire. Valoriser cette agriculture, c’est nourrir les populations, préserver l’environnement, stabiliser les territoires et créer de la valeur locale. Il est temps que les politiques agricoles africaines, les bailleurs de fonds internationaux et les consommateurs tournent leur regard vers ces acteurs de l’ombre, qui pourraient bien être les artisans de l’avenir nourricier du continent.
Cyrille Kemmegne